Le chignon avait lâché en quelques heures à peine et déjà ses cheveux se déployaient en triste couronne autour de son visage. L'homme la regarda un peu, par delà le dossier qu'il consultait. Une seconde à peine, un peu moins, assez pour noter le décolleté discret, l'ourlet de la jupe, l'ombre des bas qui commençaient à se fatiguer autour de ses jambes. La trouvait-il vulgaire? Peut-être, et Chani comprenait pourquoi.
Il avait lu le dossier, voilà tout, et ce qu'il y a quelques heures quand il l'avait accueilli en salle d'interrogatoire, il trouvait séduisant, était à présent autant de choses pour la condamner, elle. Quelque part dans sa tête, un mot résonna, un mot méchant, celui que son père utilisait toujours pour sa mère. Que son frère avait utilisé pour elle aussi. Son frère...
Des années qu'il était mort, ça ne l'empêchait pas de la hanter. Pas comme si elle ne le méritait pas, et puis les yeux de l'homme en face, de l'inspecteur, ils disaient la même chose. Parce qu'elle avait les cheveux dénoués maintenant, que sa poitrine se soulevait au rythme de sa respiration. Qu'elle avait maquillé son visage aussi, assez pour faire disparaître la trace d'un vieux bleu, assez pour lui enlever tous ces cernes sous les yeux.
Et quand Chani se maquillait, ce n'était pas pour être belle... mais ça, aucun homme ne pouvait le savoir.  Ils ne retenaient que le mot qu'on pensait fort, trop fort, et rien d'autre n'existait.

Pute

La première fois qu'ils l'avaient emmené, elle avait treize ans, ou peut-être même moins. Elle faisait grande pour son âge, grande et maigre, d'après son père elle avait un visage de fouine. Parfois, il l'appelait le Rat, ça le faisait rire. Pour son frère, c'était toujours « ma petite souris ». Il le lui murmurait le soir, dans le lit : « chut, chut...pas de bruit ma petite souris, c'est notre secret.... ». Tu parles d'un secret, le père était au courant bien sûr, il savait depuis la première nuit, même que c'était pour ça qu'il lui foutait des claques. Ou alors parce qu'elle laissait brûler le dîner aussi, on était plus à une raison près. Un jour elle en avait eu assez, cachant un petit couteau dans les replis de sa robe, sa robe que son frère ne prenait jamais la peine de complètement lui enlever. Une humiliation de plus. Et puis elle avait frappé, comme ça, par surprise en poussant de toutes ses forces sur le manche comme lorsque lui poussait en elle et qu'elle détestait.
Ca ne l'avait pas tué d'un coup bien sûr, et il avait hurlé, crachant du sang, se débattant, l'insultant. Il avait hurlé jusqu'à ce que les voisins se ramènent et puis après ça avait été trop tard pour lui. Le père lui, il devait picoler dans une cantina quelconque, elle savait plus trop... Bref à treize ans ou moins, on l'avait emmené pour son premier interrogatoire. Les voisins avaient fait des dépositions pour dire qu'elle s'habillait toujours trop court -et à dix ans on peut pas trop se défendre en expliquant que notre mère est parti, que notre père dépense pas de l'argent pour de vrais vêtements-, qu'elle aguichait. Qu'elle aguichait jusqu'à son frère, cette fouine, même qu'ils l'avaient vu !
Exceptionnellement, Chani avait été jugé et condamné comme une adulte : prison à vie.
En prison, le temps est une entité immuable, on ne se sent pas grandir, pas plus que vieillir. On la laissa suivre un programme pour passer l'équivalent d'un diplôme de secrétaire, histoire de l'occuper, mais les gardiens le lui rappelaient : elle ne sortirait jamais. Certains avaient pitié d'elle un peu, d'autres s'amusaient à la frapper. Elle connaissait pas grand chose d'autres que les coups de toutes manières et ici, c'était pareil pour tout le monde. Au fur et à mesure, certains voulurent lui demander d'autres choses, ils faisaient cela c'était « normal ». Ils ne l'appelaient pas « souris », alors Chani pouvait fermer les yeux et attendre.

Un jour il y eut lui, cet homme.  Un avocat qui se lançait dans la politique, voulait faire valoir les injustices dans le système juridique de la Nouvelle République. Parce que l'Empire n'existait plus vraiment, plus comme avant, pour peu de ce que Chani en comprenait. Il fit réviser son procès, jusqu'à ce que la petite fille aux joues sales et aux cheveux emmêlés, celle qui aujourd'hui avait grandit sans le savoir vraiment, ne soit plus coupable mais victime. Jusqu'à ce qu'on la fasse libérer.

Il annonça même l'épouser, et tant pis s'il avait du gris sur les tempes, tant pis si elle ne savait rien de l'adulte qu'elle était. Parce que les gens aimaient cela, hurlaient au conte de fées, alors Chani se maria. Il la forma à travailler avec lui bien sûr, dans son cabinet d'avocat.D'abord secrétaire, puis assistante finalement, lorsqu'il lui eut fait valider ses acquis. Et puis il aimait bien la sortir en ville, dans les dîners, les galas....On disait pas vraiment qu'elle était belle, Chani, plutôt qu'elle avait du style.
Le soir venu, il la frappait. Au début c'était juste à cause d'un verre de trop, et puis la violence, elle connaissait. Elle savait pas vraiment comment ça se traitait, une femme, et la seule fois où elle s'était défendue, Chani avait terminé en prison, alors...
Et puis ce fut tous les soirs ensuite, même sans qu'il y ait d'alcool, simplement parce que le simple bruit de son souffle l'exaspérait. Qu'elle devait demander l'autorisation pour bouger, parler, exister. Qu'il ne la lui donnait pas tout le temps.
Et dans les dîners en ville, elle continuait d'apparaître, bien habillée, bien maquillée. Le couple parfait.

Jusqu'à ce qu'il ne meurt évidemment. Et les salles d'interrogations n'avaient pas vraiment changé depuis ses dix ans, toujours la même odeur de transpiration rance, de peur aussi, d'urine parfois. Est-ce qu'elle avait tué son mari ? Est-ce qu'elle en avait eu assez, avait simplement profité de lui, son bienfaiteur pour prendre son argent, sa position, et le tuer pour partir avec un éventuel amant ? Non, mais ça devait être bien d'avoir un amant, quelqu'un qui ne vous appelait pas « souris », n'tait pas gardien de prison, aimait bien quand vous respiriez.

L'inspecteur ne la croyait pas, il pensait qu'elle avait tout manigancé, tout manipulé. Si une gamine de dix ans était capable de tuer son frère, alors à vingt-sept, le mari, c'était du gâteau, non ? Et puis il avait lu le dossier...
Pourtant il n'y avait pas de preuves, l'enquête dû conclure à un accident.
Malgré les longues heures passées dans la salle d'interrogatoire, malgré la mort d'une personnalité politique -un homme capable de défendre des diplomates et des sénateurs-, Chani fut libre. Elle continua de travailler au cabinet d'avocats bien sûr, on ne la remercia pas, les gens voyant en elle une veuve noire capable d'attirer les foules malgré tout quand la jeune femme n'était pourtant rien d'autre qu'une femme-enfant. Néanmoins, Chani demanda sa mutation au cabinet de Coruscant, là où personne ne la connaissait vraiment.
Régulièrement on lui demandait de revenir sur Hossnian Prime, de répondre à des questions concernant son mari, comme si l'on espérait malgré tout rouvrir l'affaire...
Rendre justice.
Comme l'on avait rendu justice à son frère.
Comme l'on rendrait probablement justice pour le prochain homme s'approchant d'elle.